Notre impact, leur histoire

Briser la violence au travail à Madagascar

Même si elles prennent parfois des modalités différentes selon le niveau de développement, les principales formes de violence au travail se retrouvent partout dans le monde. Dans les pays les plus pauvres, ces pratiques inacceptables sont souvent encore aggravées par la pauvreté. Nous avons enquêté à Madagascar.

Reportage | 19 juin 2018
ANTANANARIVO (OIT Infos) – En 1944, l’OIT proclamait la «Déclaration de Philadelphie» qui mettait en évidence que «tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales». Quatorze ans plus tard, c’est sur la base de cette affirmation qu’il a été décidé d’inscrire la violence et le harcèlement contre les femmes et les hommes dans le monde du travail au programme des discussions de la CIT 2018.

Philadelphie, c’est loin dans le temps mais aussi géographiquement par rapport à Antananarivo, la capitale malgache. Pourtant, de l’avis de l’ensemble de celles et ceux que nous avons rencontrés sur place, Madagascar aurait bien besoin de revenir aux principes de cette Déclaration de Philadelphie et de renforcer sa lutte contre ce fléau. Certes, la «Grande Ile» ne détient pas le monopole de ces violences, que l’on retrouve un peu partout. Le pays est plutôt réputé pour la gentillesse de ses habitants et pour la qualité de son accueil, en plus de véritables atouts économiques et touristiques. Mais la pauvreté qui y règne l’expose d’autant plus à ce genre d’abus.

Dans le quartier de Tanjombato, une banlieue pauvre d’Antananarivo, cette pauvreté est évidente. Après avoir suivi un chemin défoncé, à moitié inondé par la pluie, nous suivons une ruelle bordée de multiples échoppes où se côtoient tous les petits métiers informels. Par les fenêtres des maisons s’échappent le son des rythmes salegy. Les enfants jouent et leurs cris se mélangent à ceux des animaux de basse-cour que beaucoup élèvent afin d’améliorer l’ordinaire. Au fond d’une cour, nous retrouvons Vololona Rasamoelison. Cette jeune femme de 37 ans, maman de deux garçons, vit dans des conditions précaires malgré quinze années d’expérience en tant que machiniste dans l’industrie textile. Elle nous raconte son histoire.

Payer pour travailler

La jeune femme enchaîne des contrats temporaires dans une entreprise franche pendant deux ans en donnant satisfaction à son employeur. Pour pouvoir gagner 160 000 ariary par mois (environ $50), elle se lève à 4h30 du matin pour commencer son travail à 6 heures et le terminer vers 18h30. Compte tenu des embouteillages monstres qui engorgent la capitale malgache aux heures de pointe, elle n’est pas chez elle avant 20 heures. Mais, surtout, compte tenu de la main d’œuvre abondante disponible en raison du chômage qui frappe Madagascar, elle doit aussi verser ce qu’elle appelle le «chiffre» (en réalité, un bakchich) de 500 ariary par jour à son contremaître pour voir son contrat renouvelé.

Mais pourquoi devrais-je payer pour avoir le droit de travailler ? C’est injuste.»

Vololona Rasamoelison
«Au début, j’ai accepté mais, ensuite, je me suis dit que c’était injuste et j’ai arrêté de payer», raconte-t-elle.

Les conséquences ne se font pas attendre. Quelques jours plus tard, lorsqu’elle arrive à l’usine, elle voit que son nom a été ajouté à la liste des «nominées», c’est-à-dire des ouvrières dont le contrat ne sera pas renouvelé.

«Je me suis alors retrouvé sans travail pour ne pas avoir voulu payer pour travailler. Mais pourquoi devrais-je payer pour avoir le droit de travailler ? C’est injuste. Il faut briser le silence contre ces pratiques», s’indigne-t-elle.

Quand on lui demande pourquoi elle n’a pas contacté le délégué syndical de l’entreprise, elle répond qu’il était au courant mais qu’il avait lui-même peur d’intervenir. 
Vololona
Séparée d’un mari alcoolique et abusif, elle se retrouve alors au chômage pendant plusieurs mois. Heureusement, c’est à ce moment qu’elle rencontre des membres de la Pastorale du Monde Ouvrier (PMO), une association caritative travaillant avec l’Organisation internationale du Travail (OIT) dans le cadre d’un projet financé par la France visant à l’intégration de femmes victimes de violences. Une centaine de femmes de la région d’Antananarivo ont ainsi pu non seulement bénéficier d’une aide psychologique mais aussi ont reçu une formation de trois mois dans des domaines comme la couture, la cuisine, la coiffure ou encore l’informatique afin qu’elles puissent renforcer leur autonomie financière.

«Grâce au projet de l’OIT, j’ai pu développer un petit commerce de pâtisserie. Les gens du quartier me passent commande de gâteaux et de madeleines que je fais cuire chez moi grâce au four et aux matériels de cuisine donnés par le projet». Sa formation lui a aussi permis de trouver un travail dans une boulangerie industrielle.

«L’argent ne peut pas tout acheter»

A quelques rues de là, nous retrouvons celle que nous appellerons Vola. Elle a souhaité garder l’anonymat, signe que dénoncer la violence au travail demeure sensible, surtout quand il s’agit d’harcèlement sexuel.

Vola travaille pendant sept ans comme serveuse dans un hôtel de la capitale malgache. Tout se passe bien jusqu’au jour où un notable local, bon client de l’établissement, lui fait des avances pressantes et répétitives à chaque fois qu’il la croise. Devant son refus, il la menace de «parler à son patron». Un jour, n’en pouvant plus, et alors qu’elle vient une nouvelle fois de subir les avances du client attablé au restaurant, elle se confie en pleurant au maître d’hôtel. Mais, au lieu de l’écouter, ce dernier la renvoie en salle pour servir le plat du client qui, fou de rage, jette l’assiette par terre et se met à la dénigrer publiquement.

Il faut dénoncer ces personnes qui nous harcèle en bafouant nos droits élémentaires au travail.»

Vola
Devant le scandale, elle se retrouve le lendemain dans le bureau du directeur. «Il a écouté mon histoire mais au lieu d’aller parler à cet homme, il m’a expliqué qu’il s’agissait d’un client important et afin d’éviter un nouvel incident, il m’a indiqué que je devais quitter mon poste de serveuse au restaurant pour aller travailler au bar, un endroit encore plus exposé à ce genre d’avances. Plutôt que de subir un nouvel harcèlement, j’ai alors préféré démissionner», se souvient-t-elle.

Bénéficiaire elle aussi du programme de l’OIT, Vola a désormais tourné la page de cette histoire datant de quelques années mais elle insiste sur l’urgence d’agir: «Il faut dénoncer ces personnes qui nous harcèle en bafouant nos droits élémentaires au travail. Je venais dans cet hôtel pour travailler, pas pour me prostituer. L’argent ne doit pas pouvoir tout acheter».

Des inspecteurs du Travail sans moyens et menacés

Des cas comme celui de «Vola», Hanitra Razakaboane en entend souvent. Présidente du syndicat des inspecteurs du Travail malgaches, elle se bat au quotidien pour tenter de faire respecter le code du travail. Elle nous explique la difficulté de la tâche puisque les inspecteurs du travail doivent souvent eux-mêmes faire face à des intimidations verbales et parfois même à des menaces de mort.

Elle nous précise aussi que le code du travail n’est pas très précis dans sa définition du harcèlement. Et elle confirme que les cas de demande de bakchich par un contremaître pour conserver son emploi constituent une pratique qui existe et que les employeurs eux-mêmes ne sont pas toujours au courant. Une partie de la solution consisterait, selon elle, à donner aux inspecteurs du travail les moyens matériels d’appliquer la loi. Elle rappelle aussi que ses services travaillent sur dénonciations anonymes et, malgré cela, elle reconnaît que certains représentants du personnel, surtout dans les zones franches, ont souvent eux même peurs de perdre leur emploi.

Lorsqu’on lui demande si elle enregistre aussi des plaintes venant d’hommes, Mme Razakaboare nous explique qu’ils sont eux aussi victimes de violence au travail, notamment de harcèlement moral parfois difficile à prouver surtout lorsqu’il s’agit d’attaques verbales ou d’une mise au placard progressive.

Parfois, pourtant, justice peut être faite, surtout si plusieurs employés parviennent à unir leurs efforts. Elle nous raconte ainsi la descente qu’elle a effectuée quelques jours avant notre entretien dans une entreprise de la capitale suite à des témoignages faisant état de harcèlement sexuel sur plusieurs employées par un cadre de la société. Enregistrements audio à l’appui, la faute a pu être prouvée et le cadre a été licencié par le chef d’entreprise.

Redynamiser le dialogue social

Du côté des employeurs, on ne nie pas les problèmes et l’on affirme une volonté claire de lutter contre la violence au travail.

«Un employé victime de violence ou de harcèlement sur son lieu de travail, c’est aussi mauvais pour nos entreprises non seulement sur le fond mais parce qu’il ne pourra pas être performant et cela finira par avoir des conséquences au niveau de la rentabilité», explique Hanitra Ratsirahonana, présidente de la Commission sociale du Groupement des Entreprises de Madagascar (GEM).

Elle souhaite aussi mettre l’accent sur un aspect souvent peu couvert dans les pays en développement mais bel et bien réel aussi dans cet environnement: celui de la violence psychologique et de phénomènes comme le «burn out». Elle appelle aussi à une réforme de la prévoyance sociale, notamment pour renforcer la prise en charge des accidents du travail et exprime le souhait que les inspecteurs du travail puissent avoir les moyens de faire respecter les textes en vigueur.

Lorsqu’on évoque les cas de harcèlement sexuel, Mme Ratsirahonana nous explique qu’ils sont particulièrement difficiles à détecter pour l’employeur en raison également du contexte culturel malgache où l’on n’évoque jamais la sexualité en public et donc encore moins dans le cadre de l’entreprise.

Du côté des syndicats de travailleurs, on dénonce aussi les moyens insuffisants accordés à l’Inspection du Travail. Mais ils mettent en avant également la corruption et la difficulté de faire aboutir les procédures en justice, les cas détectés se terminant souvent par des «arrangements à l’amiable». Ils évoquent tour à tour non seulement le harcèlement sexuel et moral mais aussi parfois des violences physiques, notamment en ce qui concerne les travailleurs domestiques et ils reconnaissent les difficultés qu’ont parfois les syndicats à exercer pleinement leur activité dans les zones franches.

Afin de mieux lutter contre ces phénomènes, Rémi Botoudi, coordinateur de la Conférence des Travailleurs de Madagascar (CTM), évoque la nécessité d’une sensibilisation massive des travailleurs en leur faisant connaître leurs droits, couplée à une lutte massive contre la corruption tout en protégeant les droits des délégués syndicaux. Forte de son longue expérience de syndicaliste, il nous rappelle cet adage local: «Un œuf ne peut pas se cogner avec la pierre.»

Sa collègue de la CTM, Lalao Rasoamananoro, insiste aussi sur la difficulté accrue de maîtriser la situation lorsque des personnes se trouvent en contrats temporaires. Elle dénonce par exemple le fait que les femmes en contrat précaire se voient parfois interdire de tomber enceinte sous peine de licenciement ou de non renouvellement de leur contrat à durée déterminée.

Les syndicats estiment enfin que la robotisation accrue des entreprises malgaches doit aussi être considérée comme une forme de violence psychologique au travail car, selon eux, rien n’est fait pour mettre en place les activités de formation permettant aux travailleurs d’apprendre un nouveau métier pour les aider à retrouver une place sur le marché du travail. Du côté des employeurs, on reconnaît l’existence du problème mais on estime que le fonds commun sur la formation professionnelle qui sera mis en place en 2018 devrait limiter les conséquences, les entreprises ayant l’obligation de contribuer financièrement à ce fonds.

Victime de violences multiples

Reste qu’une violence peut en cacher une autre, comme l’illustre le témoignage de Louisette Fanjamalala, une autre bénéficiaire du programme de l’OIT que nous rencontrons dans la modeste maison qu’elle loue à Soavina, une banlieue industrielle de la capitale malgache.

Louisette
A 42 ans, abandonnée par son compagnon, elle élève ses deux enfants âgés de 18 et 13 ans mais elle doit aussi prendre en charge deux membres de sa famille devenus orphelins, âgés de 13 et 12 ans. Elle nous explique que, depuis des années, elle enchaîne des contrats de six mois dans des entreprises franches souvent suivis d’une période de chômage de même durée. Son parcours professionnel l’avait déjà amené à être contrainte de quitter un emploi parce que l’entreprise refusait qu’elle allaite son enfant pendant ses heures de travail. Mais, depuis quelque temps, elle doit faire face à une autre forme de violence au travail: la discrimination par l’âge. Elle a de plus en plus de mal à être réembaucher, ce qui la plonge dans le désespoir et la crainte de l’avenir.

«On ne veut plus m’embaucher car, à 42 ans, ils me trouvent trop vieille, nous explique-t-elle en écrasant une larme. Souvent, on ne veut même plus me recevoir lorsque je me présente pour un emploi. Pourtant, je suis qualifiée, j’ai de l’expérience et je travaille bien. Pourquoi cette discrimination?», se demande-t-elle.

A Madagascar, on constate souvent le non-respect des droits fondamentaux.»

Christian Ntsay, ancien directeur du Bureau de Pays de l’OIT à Antananarivo
«A Madagascar, on constate souvent le non-respect des droits fondamentaux alors qu’il existe bel et bien un encadrement législatif. Cela génère de multiples formes de violence, y compris un stress grandissant et des violences physiques ou morales. Tout cela est alimenté par un manque de dialogue social qui amène trop souvent à la rupture de la confiance entre les employeurs, les travailleurs et le gouvernement», explique Christian Ntsay, ancien directeur du Bureau de Pays de l’OIT à Antananarivo.

Pour avancer sur la voie de la réduction de la violence au travail, M. Ntsay propose quelques pistes. «Un pays comme Madagascar gagnerait à faire respecter les conventions fondamentales déjà ratifiées, à gérer la modernisation des entreprises et à redonner toute sa place au dialogue social», conclut-il.

Entretien avec Laureat Rasolofoniainarison, administrateur national de projet au bureau de l'OIT à Antananarivo